Le troisième âge de la citoyenneté
Après une longue période d’insouciance et d’autoritarisme, l’éducation civique traversa un temps de disgrâce. En mai 1968, on contesta, à juste titre, le modèle pyramidal de la société et de l’école. Mais, pour Claudine Leleux, maître assistante en philosophie et en morale non confessionnelle aux Hautes Études de Bruxelles, mai 68 a aussi précipité et accompagné l’avènement de l’individualisme, en faisant de l’épanouissement personnel le rempart contre l’ordre moral. Les "trente glorieuses" ont masqué, par le confort, les désirs de consommation et le repli sur la vie privée qu’elles entretenaient habilement, le déficit civique. Après la crise du capitalisme, ouverte en 1974, l’école a été le catalyseur des maux de notre société : échec, exclusion, violence, racket, désengagement, absentéisme. Désillusion chez les démocrates et les républicains : l’égalité des chances, déjà fantasmatique, perd son statut d’idéal, au moins à court terme. Déception chez les utilitaristes : elle n’est plus un passeport pour l’emploi. Aujourd’hui, puisque l’instruction civique d’antan, avec son lot d’autoritarisme, n’est plus de mise, et que le "principe de plaisir" célébré en 68, en même temps qu’il rappelle justement la joie d’apprendre, néglige le nécessaire arrachement de l’élève à ses automatismes et l’effort à fournir pour conquérir son autonomie, il faut repenser la manière de former les citoyens.
Comment ? Autour de trois axes : "l’autonomie intellectuelle et affective ; l’habileté coopérative et l’exercice de la participation". Le jeune doit s’élever — c’est le sens du mot "élève" —, c’est-à-dire gagner son indépendance afin de pouvoir se donner lui-même ses propres normes en aiguisant son sens critique. L’autonomie est intellectuelle, puisqu’elle consiste à savoir manier les concepts et les savoirs sans qu’ils donnent l’impression de lui tomber dessus comme des vérités révélées. C’est pour cela qu’il est urgent de retrouver une pédagogie des mathématiques, par exemple, qui s’attache à la démonstration des théorèmes. Mais l’intellect doit s’articuler à l’affectif car un jugement (moral ou autre) n’entraîne pas automatiquement une action du même type. Tout doit donc être fait pour favoriser et susciter, dans les établissements, dans les classes, la reconnaissance et le respect. C’est ici qu’intervient "l’habileté coopérative et la participation" : développer le travail de groupe, la prise de parole, la concertation, sans tomber dans le piège du "fusionnel" ou de la relation familiale. Catalogue de bonnes intentions ? Théorie désincarnée ? Au contraire. Grâce à de nombreuses références qu’il conviendrait de discuter, l’auteur propose, avec les armes de la théorie et la force persuasive de la pratique, d’entrer dans le "troisième âge démocratique".
Nicolas Truong
Repenser l’éducation civique, Claudine Leleux, coll. "Humanités", Éd. du Cerf, 1997, 120 p., 59 FF.