Exposé initial

par Madame Claudine Leleux

(retranscription intégrale)

Deux remarques préliminaires s’imposent. D’une part, la situation que je vais exposer est un modèle idéal typique, à adapter par conséquent au milieu, à l’âge et aux caractéristiques des personnes auxquelles on s’adresse. D’autre part, avant de traiter de l’éducation à la citoyenneté, il apparaît primordial de définir celle-ci, de lui donner un cadre: à quelle citoyenneté faut-il éduquer? Je tenterai donc dans un premier temps de cerner la notion de citoyenneté aujourd’hui. J’aborderai ensuite le versant proprement pédagogique en présentant le contenu d’une éducation à la citoyenneté.

Le concept de citoyenneté [1]

A quelle citoyenneté éduquer? Pourquoi s’interroger à ce propos? Les hommes se définissent comme des citoyens depuis qu’ils se sont organisés socialement et politiquement en "cité". Or, depuis les dix-septième et dix-huitième siècles, un élément neuf et capital a modifié l’histoire: les citoyens ont décidé d’être les auteurs des principes qui les gouvernent. Il s’agit du trait fondamental de la démocratie moderne. La première référence démocratique émane ainsi de la "Déclaration des droits de l’homme et du citoyen", par laquelle les citoyens se déclarent auteurs de la manière dont ils souhaitent être administrés. Ce principe renouvelle la notion de citoyenneté qui devient, par définition, évolutive: à tout moment, en effet, la représentation qu’on a de soi-même peut changer et, avec elle, la manière dont on entend être gouverné.

Selon Bernard Manin (Principes du gouvernement représentatif), trois âges démocratiques se succèdent dans l’ère moderne. Comme d’autres auteurs d’ailleurs, il montre que depuis le dix-septième siècle en Angleterre, ou le dix-huitième en France, la démocratie moderne a connu trois grandes conceptions de la citoyenneté, lesquelles s’emboîtent à la manière des poupées russes, en se combinant sans s’anéantir jamais.

La première étape est celle de la "démocratie parlementaire", qui voit émerger le système démocratique. Les parlementaires sont à cette époque les élus de la nation: ils se font les hérauts des revendications de celle-ci. Chacun est donc porteur dans l’espace public de l’intérêt de tous. Les partis politiques n’existent pas; des factions tout au plus se distinguent (girondins, montagnards, sans-culottes par exemple), se basant sur l’origine géographique ou les intérêts locaux. Les polémiques sont publiques et touchent divers champs: des débats politiques, philosophiques, sociaux auxquels tout le monde peut participer animent la vie parlementaire de l’époque. Des annales rapportent ainsi de véritables discussions philosophiques autour des notions de citoyenneté et d’humanité, lesquelles ont sensiblement déserté nos Parlements aujourd’hui.

La question sociale marque, au dix-neuvième siècle, la seconde étape de l’ère démocratique moderne. L’industrialisation massive, et la paupérisation inédite qui en découle, va faire éclater l’intérêt général en intérêts de classes. L’intérêt n’apparaît désormais plus comme commun et des partis politiques vont se constituer, qui défendront des intérêts différents et des projets de société distincts. Dans la démocratie parlementaire — qui demeure toutefois, puisque, en son absence, le principe démocratique serait lourdement menacé — vient donc s’enchâsser cette nouvelle "démocratie des partis", qui voit les débats sociétaux quitter progressivement le Parlement pour les états-majors. Les parlementaires désertent petit à petit le Parlement, ce sur quoi les médias ne manquent jamais d’insister aujourd’hui, renforçant ainsi, malencontreusement selon moi, le stéréotype des élus "payés à ne rien faire". Ceux-ci, pour des raisons structurelles, travaillent en commissions, ou bien au sein de leur parti, mais cela ne signifie nullement qu’ils ne contribuent pas à l’élaboration des principes qui nous gouvernent.

La "démocratie du public" détermine la troisième étape, dans laquelle nous nous situons actuellement. Bernard MANIN n’en fixe pas le terminus a quo, mais, selon moi, elle prend cours après mai 68, qui voit à nouveau la conception de la démocratie et de la citoyenneté se modifier. Le changement se repère d’abord au niveau sociologique. Si les distinctions politiques sont claires au dix-neuvième siècle — synthétiquement, les capitaux distinguent les patrons des prolétaires —, les données se complexifient après la seconde guerre mondiale. En effet, on constate une large diversification sociologique des travailleurs et des entrepreneurs. Un travailleur peut par exemple occuper une fonction de manager dans une multinationale et bénéficier d’une rémunération très élevée, mais, sur le plan légal, être considéré comme un simple salarié pouvant être licencié selon un préavis ordinaire. Par conséquent, les partis politiques, qui représentaient auparavant des catégories sociales bien ciblées, subissent une crise de légitimité. Il n’est plus clair en effet d’identifier ni les intérêts qu’ils défendent ni le public qu’ils représentent. Ce flottement se manifeste sur le plan électoral. Certains citoyens, qui ne se sentent plus pleinement représentés par un parti en particulier, vont voter tantôt pour tel parti, tantôt pour tel autre, selon les problématiques en jeu. Par ailleurs, d’autres partis voient le jour, comme les partis verts qui, je pense, répondent à une nouvelle demande des électeurs à l’échelle européenne. Les débats, qui s’étaient déplacés du Parlement aux partis, ne satisfont désormais plus un électeur que l’appartenance à une formation politique ne définit plus. Celui-ci investit alors un lieu où il peut donner son avis, porter dans l’espace public ses intérêts et ses revendications: les médias. Ainsi rejoint-on, en partie, la démocratie des dix-septième et dix-huitième siècles et ses débats publics, même si le principe démocratique s’est profondément modifié. Parallèlement, la notion de citoyenneté a, elle aussi, évolué. On a d’abord élu des représentants de la nation; puis, au sein d’un parti, des porte-parole des intérêts d’une certaine base électorale. Aujourd’hui, l’élection de représentants, auparavant fonction caractéristique du citoyen, ne le définit plus de manière satisfaisante. Comme ses revendications ne sont plus prises en charge par un parti, il cherche d’autres moyens de les faire connaître et de les défendre. Un nouveau visage de la citoyenneté, plus actif, se dessine donc. Celle-ci se fait davantage participative, au sens étymologique du terme (pars: partie; capere: prendre). En effet, le citoyen, dans la démocratie du public, s’empare effectivement de cette part de pouvoir qui lui revient depuis le dix-huitième siècle.

C’est dans cette perspective participative que l’éducation à la citoyenneté a d’ailleurs évolué. Lorsque la citoyenneté consistait seulement à élire des représentants, on se limitait à expliquer aux élèves et aux étudiants le principe de la démocratie, le fonctionnement des institutions et des partis. Aujourd’hui, il faut former un citoyen capable de prendre sa part de pouvoir, ce qui requiert une série d’orientations pédagogiques. Je vais consacrer la suite de mon propos à développer celles-ci.

Quelle éducation à la citoyenneté dans une démocratie du public?

Quel projet éducatif mettre en œuvre pour faire advenir des citoyens qui soient participatifs? Avant de répondre à cette question centrale, on ne peut faire l’impasse sur une autre évolution qu’a connue l’éducation en général: le passage du modèle de l’instruction à celui de la re-con-struction. "Instruire" vient du verbe latin instruere , qui signifie "bâtir dedans". La méthode pédagogique a longtemps suivi ce programme étymologique: on emplissait le cerveau d’un enfant, supposé vide au départ, d’une série de connaissances. Ce modèle est aujourd’hui révolu, pour trois raisons essentielles.

Tout d’abord, la modernité nous a enseigné qu’un savoir n’est jamais définitif, qu’il n’est jamais constitué que d’un ensemble d’évidences provisoires et donc critiquables. Dans ce cadre, il incombe désormais à l’instruction de livrer les moyens de la critique qui permettent de mettre des savoirs — des connaissances, mais aussi des savoir-être (normes et valeurs) — en question.

Ensuite, on pense de moins en moins aujourd’hui, malgré la prégnance réactionnaire qui emprisonne encore souvent les modèles d’enseignement, que l’éducation passe par une transmission des savoirs. Internet donne aujourd’hui accès à des milliards de données, de connaissances, masse innombrable impossible à maîtriser et donc à transmettre. Devant cet accès aisé à une multitude de connaissances entreposées dans la mémoire informatique, l’enjeu citoyen primordial est le traitement de l’information. En définitive, il ne s’agit plus, dans une perspective éducative, de transmettre des connaissances, puisque nous en disposons désormais aisément, mais d’apprendre à apprendre, de développer des compétences de critique de l’information.

Enfin, parallèlement, la méthode pédagogique elle-même a évolué, quittant peu à peu la mémorisation et la restitution, dispositifs hérités des Jésuites et des Protestants du dix-septième siècle, pour se centrer sur la construction des savoirs.

En conclusion, la "re-con-stuction" des savoirs suppose trois grands principes. Il s’agit d’abord, comme nous l’avons vu, d’un modèle pédagogique qui se base non plus sur la transmission, mais sur la construction des connaissances. Cette construction s’opère ensuite avec (con) l’apprenant, c’est-à-dire que de transmetteur au départ, l’éducateur devient un accompagnateur et ce, quel que soit le public visé. Enfin, le savoir ne se construit jamais à partir de zéro, il pousse sur le terreau immense de la culture humaine; il s’agit donc toujours d’une re-construction.

Le programme d’éducation à la citoyenneté que je vais maintenant présenter et qui a été expérimenté sur le terrain au sein de classes de l’enseignement fondamental et secondaire, vise à développer trois compétences transversales. On peut donc le mettre en place dans tous les cours et dans tous les milieux. Ces trois compétences, relatives aux trois dimensions de l’être humain, sont interdépendantes et complémentaires. Je les schématise par un triangle [2].

Chaque individu est irremplaçable, unique, et se définit donc par sa singularité. Mais il est aussi un être pour autrui, qui ne peut se construire sans relations sociales. Les enfants-loups, par exemple, ne parviennent pas, parce qu’ils n’ont pas été éduqués par des humains, à développer toutes leurs capacités humaines. Ainsi n’intègrent-ils que très partiellement le langage, notamment. La troisième dimension de l’être est politique: il se réalise aussi en intervenant dans la cité autour de questions publiques. C’est au regard de ces trois dimensions humaines que je traiterai successivement des trois compétences à développer dans le cadre d’une éducation à la citoyenneté: l’autonomie individuelle, la coopération sociale et la participation publique.

a) Soutenir l’autonomie individuelle

Il s’agit de former un citoyen qui soit d’abord autonome, à la fois sur le plan intellectuel et sur le plan moral. Attachons-nous d’abord à l’autonomie intellectuelle. Notre enseignement, qui plonge ses racines dans le siècle des Lumières, se donne en principe pour tâche de développer l’intelligence et la raison des apprenants. Mais il présente quelques failles. Il n’a pas assez pris en considération leur questionnement, par exemple. Or interroger et, corrélativement, chercher des réponses sont des compétences primordiales à développer. Dans ce cadre, Matthew Lipman, philosophe américain, a mis au point un programme de philosophie pour enfants. Son principe est le suivant: on donne à lire à ceux-ci des nouvelles ou des romans pédagogiques, à partir desquels on pratique une cueillette de questions. D’ordinaire, le questionnement revient à l’enseignant; ici, on part des questions des enfants et on travaille à y répondre. Ce modèle pédagogique est extrêmement motivant pour l’élève.

Un autre manquement de l’enseignement réside dans la dérive "concrétiste". Les enseignants ont tendance, en effet, à surinvestir le concret. Or, s’il apparaît évidemment primordial, comme l’ont montré tous les grands pédagogues de ce siècle (comme Jean Piaget, par exemple), que l’enfant construise son apprentissage à partir de manipulations concrètes, il ne faut toutefois jamais oublier qu’il doit également acquérir la capacité d’abstraction, sans laquelle il ne sera jamais, au regard d’une société complexe régie par des lois générales et formelles, qu’un défaillant. Nos systèmes de solidarité par exemple, comme la sécurité sociale ou la fiscalité, sont soumis à des régimes extrêmement abstraits et généraux. Nous payons une cotisation sociale qui alimente un fonds redistribué à des personnes que nous reconnaissons donc sans les connaître. Dans la même ligne, nous déplorons l’imposition, en oubliant sans doute qu’elle contribue à financer des formations comme celle-ci, les transports en commun et autres services dont tout le monde en fait profite. Donner accès à un mode de réflexion général et abstrait, qui conduise à comprendre la société dans laquelle nous évoluons, est donc fondamental.

En outre, le système éducatif, issu du dix-septième siècle, ne correspond plus aux besoins actuels. Basé, comme je l’ai déjà évoqué, sur une méthode de mémorisation et de restitution, il forme des exécutants. Ce type d’éducation convenait à des individus à qui une marche à suivre était proposée, l’appartenance à un parti politique et la représentation du citoyen par les élus faisant encore sens. Mais à une époque caractérisée par la démocratie du public, on ne peut plus se contenter de former de purs exécutants. Il s’agit donc d’équilibrer l’exécution et la réflexion. Prenons l’exemple des mathématiques. Souvent, une théorie est d’abord expliquée à l’élève qui se voit ensuite écrasé sous les exercices. Au terme de ceux-ci, il a acquis une marche à suivre, mais il n’a pas nécessairement compris la réflexion initiale. Il convient donc de le placer face à un problème à résoudre. Un autre exemple: l’école primaire ne travaille pas suffisamment le raisonnement logique avec les enfants. Or l’homme est un être de logique. Il utilise continuellement les mêmes règles logiques pour communiquer, sans lesquelles il n’y aurait pas d’intercompréhension possible. Il est donc primordial d’étudier les fonctionnements logiques à partir d’énoncés produits par les élèves. Des leçons existent à partir de la quatrième primaire.

Abordons, d’autre part, la question de l’autonomie morale. Il s’agit ici, non plus de penser par soi-même, mais de juger par soi-même. Si l’enseignement tente certes de développer le jugement chez les jeunes, il n’initie pas — excepté, partiellement, dans les cours de religion et de morale — au jugement moral touchant les normes et les valeurs humaines. Or il me semble tout à fait indispensable que l’école qui souhaite former des citoyens consacre des lieux et des moments à l’apprentissage du jugement évaluatif ou normatif. En effet, des choix touchant les normes et les valeurs ne cessent de ponctuer notre quotidien. Le parent qui choisit l’établissement scolaire qui accueillera son enfant et qui évalue les arguments en faveur de telle ou telle école interroge ses valeurs. L’individu qui se trouve face à un dilemme, devant une solution à choisir et une situation à laquelle renoncer, se voit dans l’obligation de confronter des normes et des valeurs. Auparavant, le citoyen pouvait s’en référer à des modèles, à des leaders qui définissaient les valeurs et les normes à adopter; aujourd’hui, devant la faillite des paradigmes, nous réfléchissons constamment à ce qu’il convient de faire et de ne pas faire, aux valeurs qui sous-tendent ces actions et ces renoncements. C’est pour cette raison que, dès l’école primaire, il faut mettre en place des exercices visant à développer le jugement évaluatif et normatif des futurs citoyens.

Il est impossible, quand on discourt sur l’autonomie, de passer sous silence l’autonomie affective. Notre enseignement, issu des Lumières, est, comme nous en avons déjà parlé, basé sur la raison. C’est ainsi qu’il a insuffisamment pris en compte le pôle affectif, alors que nous savons, depuis les travaux de Jean Piaget (1932), le rôle déterminant qu’il joue dans le développement de l’autonomie. Imaginons par exemple une jeune femme témoin d’une insulte raciste dans un bus. Cette jeune femme a des valeurs morales et ne tolère pas ce genre de comportement. Elle pourrait donc manifester son point de vue, en disant par exemple: "vous n’avez pas le droit d’insulter cette personne; la loi Moureaux vous l’interdit". Mais il est minuit, elle est seule face à un groupe de jeunes et un fossé s’installe subitement entre ses principes moraux et son action: la peur. Inversement, une autre personne, sûre d’elle-même, montrera davantage de courage et ne manquera pas d’exprimer son opinion sur l’événement raciste auquel elle a assisté. Ainsi des personnalités extrêmement morales peuvent-elles agir à l’encontre de leurs valeurs, parce que leur éducation a produit un manque de confiance en elles-mêmes, a insuffisamment développé leur fierté et leurs ressources individuelles. Le pôle affectif, l’on s’en rend bien compte, accompagne le citoyen tout au long de sa vie en marquant positivement ou négativement son autonomie. C’est la raison pour laquelle nous avons voulu, dans notre manuel, concevoir des leçons visant à travailler sur les peurs des élèves, mais aussi à exploiter leurs ressources personnelles.

Une leçon, notamment, fait découvrir à l’enfant, en lui faisant vivre un rêve éveillé, que la peur constitue une source d’agressivité. Il s’agit pour l’enfant de fermer les yeux et de visualiser l’histoire suivante, que l’on relate à haute voix. "Nous nous trouvons dans l’auberge Simenon et nous allons, un à un, en sortir calmement. On descend, on se retrouve sur le parvis et puis on arrive dans un immense jardin, où il y a une immense maison, superbe. On entre dans cette maison et, tout à coup, on sent une odeur et on entend un grand bruit … Voilà que l’on se transforme en souris! On avance et … Que se passe-t-il? Il y a là, face à nous, un chat qui se lèche déjà les babines. Nous le voyons qui s’approche … Il tend progressivement tous ses muscles, prêt à bondir et… A ce moment-là, on sent la même odeur, on perçoit le même bruit que tout à l’heure… De souris, nous nous retrouvons métamorphosés en chat face au chat changé en souris… Nous quittons doucement la maison, progressivement nous redevenons ce que nous sommes. On traverse le jardin et on retourne où on se trouvait au point de départ. On va ouvrir les yeux "Les enfants vivent ce rêve éveillé de l’intérieur. La grande majorité d’entre eux, devenus chats, se sont vus dévorer la souris. Ils ont donc découvert de l’intérieur que la peur peut être source d’agressivité. Cette expérience vécue est plus efficace que tous les discours philosophiques. Une série de dispositifs pédagogiques, basés sur l’expérience vécue, permettent ainsi de comprendre les comportements agressifs et leurs causes, et donc de maîtriser ceux-ci et de se donner les moyens d’entrer dans un dialogue de citoyen adulte.

Pour rendre ce dialogue possible, il est par ailleurs impératif de développer deux autres axes: la coopération sociale et la participation publique.

b) Favoriser la coopération sociale

Si l’autonomie — intellectuelle, morale et affective — apparaît comme le fondement de la pensée et de l’action citoyennes, elle n’est en effet pas envisageable sans intersubjectivité. Piaget, déjà, avait montré que ces deux compétences sont interdépendantes: nous coopérons d’autant mieux avec les autres que nous sommes autonomes et nous sommes d’autant plus autonomes que nous sommes capables de collaborer avec autrui. Ainsi devons-nous aussi prévoir dans nos dispositifs pédagogiques des activités visant à faire co-opérer (opérer avec les autres) les apprenants. Cette tâche est loin d’être aisée: l’enfant, vers deux ou trois ans, est égocentrique; il joue seul, sans règles, même au milieu d’autres enfants. Tout l’art de l’éducateur est de l’aider à quitter cet individualisme absolu, afin qu’il puisse adopter le point de vue de l’autre. C’est alors que les règles du jeu, qui impliquent la prise en compte d’autrui, vont acquérir du sens à ses yeux. Il va tout d’abord les sacraliser; ensuite, vers dix - onze ans, les modifier pour mieux s’amuser avec d’autres, créer de nouveaux jeux et ainsi toucher à la fois à l’autonomie et à la coopération librement consentie.

Peu de dispositifs pédagogiques permettent de développer la coopération. Les activités mises en œuvre dans l’enseignement dit, dans la mouvance de 68, "rénové", se limitaient aux travaux de groupes. On a ensuite réalisé que la méthode était assez inefficace: il ne suffit pas de rassembler des personnes pour qu’elles coopèrent. On a donc à nouveau rallié un enseignement de type frontal ou magistral. Mais heureusement, depuis une quinzaine d’années, des pédagogies de la coopération ont été conçues par les Américains (les frères Johnson, par exemple), relayés par les Québécois (notamment Danielle Jasmin).

La pédagogie de la coopération consiste à "contraindre" les membres d’un groupe à coopérer, en ne donnant à chacun d’entre eux qu’une partie de l’information. Imaginons le cas idéal d’une classe de 16, que l’on répartit en 4 groupes de 4 élèves. Au sein de chaque "groupe de base" ainsi formé, on donne au membre n° 1 la première partie d’une information (par exemple, un conte, un problème mathématique), au n° 2, la seconde partie, etc. Ensuite, les quatre n°1, n°2, n° 3 et n° 4 s’associent en "groupes d’experts". Ceux-ci ont pour tâche de répondre à une série de questions sur la part d’information qu’ils ont reçue et ensuite de transmettre, en un temps limité, le résultat de cette analyse de données au groupe de base auquel ils appartiennent respectivement. On interroge enfin le groupe, au hasard de ses membres. Dans un premier temps, ceux-ci, très souvent, ne peuvent pas répondre aux questions concernant une part d’information dont ils n’étaient pas initialement responsables. Dans ce cas, il n’est pas rare de voir ses coéquipiers reprocher leur défaite au membre qui a "failli". Cette première expérience manquée est importante, car elle rend efficaces les apprentissages ultérieurs. En effet, les enfants en tirent la motivation de se parler et de s’écouter mutuellement, de concevoir une synthèse ensemble, donc de coopérer dans le sens véritable du terme. De tels dispositifs sont nombreux, mais requièrent une lourde préparation à domicile: il s’agit de diviser les données de manière optimale, d’établir clairement les consignes et de concevoir un système de contrôle de celles-ci, ainsi qu’un modèle de supervision. Nous avons expérimenté cette méthode dans le secondaire, dans le cadre d’un cours de philosophie. Trois ou quatre textes philosophiques ont été exploités avec succès de cette manière.

D’autres pistes sont possibles. La pédagogie du projet, par exemple, est très porteuse. Les membres d’une équipe décident de réaliser un projet commun dans le but d’exploiter les compétences de chacun, qui se complètent l’une l’autre. Ce dispositif est cependant trop souvent perverti, dans la mesure où l’enseignant est rivé au résultat, à l’aboutissement du projet. L’objectif pédagogique, c’est-à-dire la mise en commun de savoir-faire, échoue alors complètement. Ce qui importe réside bien davantage dans le processus de production que dans le produit lui-même.

La formation au comportement d’aide, mise au point par l’Université de Mons, notamment par le Professeur Marcel Frydman, est également très intéressante. A elle seule, l’origine de ce programme est assez remarquable. Il s’agit de l’histoire de la New-yorkaise Kitty Genovese, violée et assassinée dans la rue en une demi-heure. L’enquête a établi que trente-huit personnes avaient assisté au drame sans qu’aucune n’ait appelé les secours, chacune ayant justifié son inaction en arguant qu’elle supposait que quelqu’un d’autre s’était chargé de donner l’alerte. Dans cette ligne, une situation de détresse a été simulée dans une galerie commerciale de Mons: les gens, pressés de faire leurs courses, ne se sont pas arrêtés, pensant que le suivant s’en soucierait. La recherche menée par l’Université montoise a aussi montré qu’un enfant blanc et de sexe féminin était le type qui avait le plus de chance d’être secouru. Il a par ailleurs été constaté que les endroits fermés étaient plus propices à un comportement d’aide que les endroits ouverts. Former les apprenants à porter secours — non pas en intervenant eux-mêmes, mais en faisant appel aux services compétents — est, selon moi, un volet important de l’éducation à la citoyenneté. Un programme destiné aux enfants de l’enseignement fondamental a été expérimenté dans ce sens dans une classe témoin. Comment fonctionne-t-il? Une situation de détresse est simulée à plusieurs reprises. Au départ, on observe souvent que l’instituteur lui-même ne porte pas secours. La formation est donc aussi utile aux adultes, a fortiori dans la mesure où les enfants répètent les modèles rencontrés au quotidien. Il est donc nécessaire de leur fournir de bons exemples. Après plusieurs simulations, on constate que les élèves, face à un cas de détresse, ont acquis le réflexe d’appeler au secours, ou au moins de signaler à l’instituteur que la situation nécessite de le faire.

 

 

c) Former à la participation publique

J’aborderai, pour terminer, l’apprentissage de la participation publique. Comment éduquer le futur citoyen à prendre sa part de pouvoir, à communiquer à l’espace public ce qu’il juge d’intérêt général? Une affaire belge particulièrement interpellante fait figure d’exemple dans ce domaine: le combat public des parents de Julie et Mélissa. Messieurs et Mesdames Lejeune et Russo sont des gens "ordinaires", dans la mesure où ils n’ont pas bénéficié d’une formation spéciale qui leur aurait appris à parler à la télévision, à argumenter leur point de vue, à s’adresser à l’institution judiciaire et aux services de police. Ainsi se sont-ils heurtés à l’appareil de l’Etat sans compétences particulières. Être citoyen, on le comprend, représente bien davantage qu’atteindre l’âge de dix-huit ans. Dans une série de situations courantes et moins courantes, le citoyen doit pouvoir formuler ses griefs, argumenter pour justifier son insatisfaction, poser un choix en cas d’alternative, diffuser un message public qui soit compréhensible par tous, prendre des décisions, s’adresser au pouvoir politique, etc. Pour ce faire, il lui est nécessaire de penser par lui-même et de raisonner logiquement (autonomie intellectuelle), de dépasser ses peurs et de maîtriser ses affects (autonomie affective), de pouvoir collaborer au sein, par exemple, de comités de soutien ou d’A.S.B.L. qui supportent ses revendications (coopération sociale). L’apprentissage de la participation publique rejoint donc les axes présentés précédemment.

Quels dispositifs pédagogiques mettre en place pour éduquer à la participation? Un bel exemple nous est fourni par les écoles Freinet, qui pratiquent le conseil de classe dès la primaire. Les enfants y apprennent à gérer l’organisation de leur quotidien scolaire. Il s’agit d’un véritable lieu de discussion, où chaque élève peut acquérir des compétences réelles de communication. Les leçons du manuel présentent une série de "ficelles" qui aident à mener à bien ce type d’expérience. Par exemple, chez les tous petits, on partage le temps de parole et d’écoute par le biais du "petit chien bavard": l’enfant qui tient celui-ci peut prendre la parole, tandis que ses condisciples se taisent pour l’écouter. Le respect du temps de parole de l’autre est une des bases de l’éducation à la citoyenneté. Or il suffit d’observer une conversation entre adultes, par exemple dans un café, pour s’apercevoir que cette compétence élémentaire ne va pas de soi.

Autre possibilité d’apprentissage, avec des groupes d’adultes ou d’élèves du secondaire: le recours à un médiateur, à ce que les Français nomment un "Conseiller d’Orientation Psychologique (COP)". Le principe est le suivant: le groupe rencontre le COP régulièrement. Il a ainsi l’occasion de signifier ses griefs à l’encontre de la direction, de l’institution, de l’enseignant, etc. Ce dispositif a un rôle préventif, dans la mesure où les personnes peuvent manifester leurs mécontentements, leur ressenti, leurs opinions avant qu’une situation ne dégénère. Les dates de rencontre sont préfixées, ce qui n’est pas anodin dans le cadre d’une éducation à la citoyenneté, puisqu’il est nécessaire, en démocratie, d’être capable de différer. Il n’est pas rare, en effet, de constater qu’un citoyen insatisfait devra attendre de nombreuses années avant de voir sa cause aboutir. Comment se passe la rencontre? Le COP interroge d’abord le groupe sur le message collectif qu’il souhaite exprimer. La consigne est de communiquer un contenu commun sur lequel les participants se seront accordés au préalable. Cela permet de replacer chaque membre à sa juste place et d’éviter de n’entendre que les "fortes têtes". Livrer un propos qui soit représentatif du groupe demande à ses membres de dialoguer, de s’écouter mutuellement et de coopérer. Développer ces compétences communicationnelles est, comme on l’a déjà dit, primordial dans une formation à la citoyenneté. Le COP rencontre ensuite la personne incriminée, lui transmet le message, écoute son point de vue et le rapporte au groupe.

Parmi d’autres pistes, nombreuses, je voudrais encore insister, comme on l’a fait dans le manuel, sur la nécessité de discuter des règlements avec les personnes que ceux-ci concernent. Ainsi pourra-t-on, au lieu de soumettre arbitrairement un règlement aux enfants, interroger avec eux le bien-fondé de l’interdit. Il est rare que ce type de dialogue soit rendu possible, alors qu’il apparaît essentiel dans une éducation à la discussion et à la participation.

Je clos ici la présentation de la charpente du programme, qui pourra, je pense, être approfondie par vos questions et vos réflexions. Je vous remercie de votre attention et cède la voix au débat.

 



[1] Voir aussi Claudine Leleux, La Démocratie moderne. Les grandes théories, Paris, Cerf, 1997, coll. “Textes en main”.

[2] Voir aussi et chaque fois qu’il sera question de « leçon » ou de « manuel » : Claudine Leleux, Éducation à la citoyenneté. Apprendre des valeurs et des normes de 5 à 14 ans, Bruxelles, De Boeck, 2000, coll. “Outils pour enseigner”.