Compte-rendu dans L ’Eco-Soir (le supplément économique du quotidien Le Soir)

de ce vendredi 13 février 1998.

13/02/98 - © Rossel & Cie SA - LE SOIR Bruxelles

 

PARACHEVER LA MODERNITÉ

Allocation universelle :

résorber le chômage sans briser la solidarité et la liberté

Face aux impasses actuelles et au drame humain proprement inouï qu’elles provoquent, il nous faut désormais, c’est sûr, l’énergie d’une idée puissante et novatrice. Une idée qui, tout en prenant acte des récentes leçons de l’Histoire — dont la moindre n’est pas l’effondrement du système communiste —, résorbe le chômage et éradique l’exclusion sans entamer ni la solidarité sociale, ni la liberté individuelle. Bref, une idée qui, tout en respectant les contraintes du marché et le dynamisme du mode de production, rétablisse la cohésion sociale.

Sur papier, ce " nouveau paradigme de la répartition " existe. C’est l’allocation universelle. De plus en plus nombreux sont d’ailleurs les intellectuels qui se rallient à ce projet baptisé aussi " revenu de citoyenneté " ou " revenu d’existence ". Ainsi, après l’avoir longtemps farouchement combattu, André Gorz vient-il de se prononcer en sa faveur...

Que, de son côté, le monde politique, lui, n’évoque encore guère la question n’a cependant rien d’étonnant : l’adhésion de plus en plus large d’économistes, de sociologues, de philosophes à l’idée d’un revenu substantiel versé — plus ou moins inconditionnellement — à chaque citoyen majeur ne signifie pas que tous ses partisans parlent d’une seule voix. Plusieurs écoles, en effet, s’affrontent encore.

Ainsi pour son défenseur "ulbiste", le philosophe français Jean-Marc Ferry, une allocation universelle doit être instaurée pour libérer l’individu de la contrainte d’un travail aliéné, redistribuer plus égalitairement les richesses produites par la collectivité et approfondir l’égalité en droit et en dignité des citoyens. Elle peut, à ce titre, être comparée au geste "révolutionnaire" du suffrage universel. Pour lui, l’allocation universelle vise à réaliser la devise républicaine " Liberté, Égalité, Fraternité " et à parfaire le projet inachevé de la modernité en donnant corps aux droits formels qu’elle a permis de conquérir.

DE PAINE À MAUSS

Outre cette dimension morale, l’allocation universelle a, pour Ferry, l’immense atout de permettre le développement d’un secteur quaternaire d’activités personnelles, autonomes et non-mécanisables, bref, d ’activités " libres " au sens de Marx (1).

Dans la tradition de Thomas Paine, le philosophe néo-louvaniste Philippe Van Parijs part d’autres présupposés. Il estime, lui, qu’il est en somme juste que chacun bénéficie d’une rente pour les ressources initiales communes dont les hommes ont été privés lors du passage de l’état de nature à l’état de civilisation. Ainsi encore, pour Yoland Bresson, le versement inconditionnel d’un revenu minimum à chaque citoyen se justifie par contre par le fait même d’exister, d’une part, et, parce que l’insécurité d’existence inhibe les initiatives indispensables à la créativité et à la production de richesses qui en découle. Le montant de l’allocation versée devrait d’ailleurs, dans l’esprit de Bresson, être directement fonction de l’importance de cette production collective de richesse et ce, de manière à inciter un maximum de citoyens à ne pas se contenter de leur revenu d’existence et, donc, à travailler.

Une autre poignée de penseurs souhaitent, eux, subordonner le versement d’un revenu d’existence à certaines conditions préalables. Au départ des travaux sociologiques et anthropologiques de Marcel Mauss, Alain Caillé considère, dans cette perspective, que chaque société doit fournir à ses membres de quoi exister. Nous n’avons d’ailleurs plus le choix, dit-il : la seule voie qui s’ouvre désormais à nous est " d’effectuer dans l’ordre politique une mutation symbolique, morale et spirituelle de même ampleur que celle qui a été accomplie en leur temps par les grandes religions universalistes ". Caillé, toutefois, estime qu’en échange, la société est fondée à attendre de ses citoyens un minimum d’initiative et de participation à la production.

Les théoriciens de l’économie solidaire, comme Bernard Eme et Jean-Louis Laville, sont quant à eux favorables à une économie " plurielle " dont le marché ne serait plus qu’une composante. Pour ce faire, ils appellent de leurs vœux une intervention rénovée de l’État social soutenant le développement d’un secteur alternatif : il s’agit là de fonder pour chacun un espace d’intégration sociale, complémentaire de l’intégration par l’emploi dans l’économie, en facilitant l’avènement d’un secteur d’activités désintéressées et non rémunérées. Craignant qu’une allocation universelle pure et simple ne suffise pas à amener les gens à s’impliquer dans des activités autonomes, ils souhaitent donc que le Législateur accorde plutôt au volontariat une certaine reconnaissance sociale.

 UNE IDÉE PLURIELLE

On pourrait encore ajouter à ce rapide panorama, le surprenant soutien qu’accordent, au principe d’une allocation universelle, des théoriciens ultralibéraux aussi marqués que Friedrich von Hayek ou Milton Friedman qui y voient — évidemment — une voie royale vers une dérégulation totale du marché du travail. Cela ne changerait toutefois rien au message : tant sur les fondements de la réforme que sur les modalités de sa mise en œuvre, le projet d’allocation universelle est riche mais pluriel, lui aussi. Pas assez profondes pour saper la pertinence de la proposition, mais suffisantes néanmoins pour en émousser encore la force de frappe politique, ces divergences appellent au fond le grand débat public qui s’amorce peut-être en certains lieux mais dont l’achèvement seul pourra sans doute les transcender.

Un tel débat aura-t-il lieu ? C’est en tout cas pour y contribuer que les éditions du Cerf viennent de publier, sous la plume de Claudine Leleux, un petit opuscule (2) qui fait brillamment le point sur la question. Ramassé, limpide, accessible, il dresse en quelque cent petites pages un état de la question qui ne pourra que populariser l’idée de revenu d’existence et, le cas échéant, favoriser la vaste discussion qu’appellent les limites des politiques conventionnelles dans leurs tentatives répétées — mais souvent vaines — de résoudre la nouvelle question sociale. Certes, on peut contester la radicalité du constat sur lequel se fondent la plupart des adeptes de l’allocation universelle et que partage visiblement l’auteur.

Peut-on, en effet, les suivre sans plus lorsque, dans la foulée de Pierre Rosanvallon (3), il postule une crise de légitimité de l’État-providence et un grippage structurel des mécanismes de la Sécurité sociale ?

Peut-on par exemple dresser l’acte de décès du plein-emploi avant qu’une politique alternative à la désinflation compétitive ait été expérimentée ? Et peut-on affirmer sans autre forme de procès que la protection sociale est incapable de réduire les inégalités quand l’OCDE elle-même reconnaît son extraordinaire efficacité dans la lutte contre la pauvreté ? Présentant les multiples thèses en présence et inventoriant l’essentiel des arguments critiques qu’on peut leur opposer, l’ouvrage de Claudine Leleux n’en demeure pas moins l’introduction idéale pour ceux qui souhaitent se familiariser avec l’idée émergente du revenu de citoyenneté. Une idée qui, d’ailleurs, ne finira par s’imposer que si elle est précisément portée par des forces socio-politiques à même d’en arracher la réalisation.

JEAN SLOOVER

 

(1) Voir notre grand entretien avec Jean-Marc Ferry dans l’Eco-Soir du 21 novembre 1997.

(2) Travail ou revenu ? Pour un revenu inconditionnel, Éditions du Cerf, Collection "Humanités", 124 pages, Paris, 1998, 59 FF.

(3) Voir La crise de l’État-providence, Éditions du Seuil, 1981.

 

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